

Janette Sadik-Khan, ancienne commissaire aux Transports de la ville de New York.
Janette Sadik-Khan, qui fut commissaire aux transports du maire Bloomberg, est une vedette mondiale de l’urbanisme. Sous son règne, la métropole américaine s’est transformée. Selon elle, les villes qui sortiront les plus fortes de la crise de la COVID-19 seront celles qui auront su réinventer l’espace offert aux citadins. Nous l’avons jointe à New York.
Qu’est-ce que la crise de la COVID-19 change pour les villes?
Cette crise nous touche jusque dans nos tripes. Elle affecte chaque aspect de notre vie. C’est une crise sanitaire doublée d’une crise économique mondiale qui frappe tout le monde. Je n’ai qu’à sortir de mon immeuble pour en voir les effets, parce que nos rues sont devenues silencieuses!
Mais ce qui me frappe, c’est que tout ce que nous tenions pour acquis, comme travailler dans un bureau, aller faire les courses, aller au restaurant ou prendre le métro… Tous ces gestes impliquent un partage de l’espace avec d’autres personnes. C’est le fondement même de nos sociétés.
Cette pandémie se présente donc comme un énorme défi, mais elle nous offre aussi une occasion sans précédent de réinventer la ville, de changer de trajectoire, de réparer les dégâts du passé provoqués par la congestion routière et la pollution de l’air… De revoir l’espace gaspillé.
Premier texte d’une série de trois sur l’avenir des villes dans l’après-COVID-19.
On fait ça de quelle façon?
Avec les voitures qui sont absentes de nos rues, on peut enfin voir tout l’espace qui leur est réservé par rapport au reste. On voit enfin toutes les possibilités qui s’offrent à nous et qui étaient cachées par toute cette circulation. Les rues désertes actuellement nous montrent ce qui serait possible : des trottoirs beaucoup plus larges, des pistes cyclables et des voies réservées pour les autobus, des espaces pour les piétons.
Ça ne coûte pas cher de démarrer le mouvement. On peut bouger très vite avec de la peinture au sol, des pots de végétation ou des petites bornes escamotables. Il faut d’abord montrer aux gens ce qui est possible.
Il y a dix ans quand j’étais commissaire aux Transports à New York, ouvrir les rues pour les piétons était une idée perçue comme radicale! Quand nous avons fermé la rue Broadway à la hauteur de Times Square, ça a fait la une des journaux pendant des semaines. Aujourd’hui, des centaines de villes dans le monde créent des espaces sans voitures. Ce n’est même pas une position politique, c’est tout simplement parce que des rues mieux aménagées sont bonnes pour les affaires!
Le statu quo n’est plus possible! Les villes qui profitent de cette crise pour repenser leurs espaces publics seront non seulement celles qui vont s’en remettre, mais ce seront celles qui vont prospérer après la crise.
Comment peut-on adapter nos villes aux nouvelles normes de distanciation physique?
C’est un beau défi. On a l’impression que plus rien ne sera normal. Mais souvenez-vous de ce qu’on disait après la dernière grande crise mondiale que nous avons vécue, les attaques terroristes du 11 septembre 2001. On disait que les gens ne prendraient plus jamais l’avion, que les gens refuseraient d’habiter dans des gratte-ciel, etc. La vie a repris normalement parce que nous avons mis en place un nouveau protocole pour qu’on puisse prendre l’avion de façon sécuritaire.
Il est nécessaire aujourd’hui de réfléchir à un nouveau protocole, à de nouveaux codes pour baliser notre présence dans la rue et nous aider à mieux mettre en pratique la distanciation physique sécuritaire. Nous avons besoin de la même chose pour les transports en commun!
Nous pouvons mettre en place des protocoles pour le nettoyage des autobus, des voitures de métro, des tourniquets, des lecteurs à puce pour les cartes, etc. Nous sommes capables de faire ça! Et c’est important que nous le fassions, pour que les gens retrouvent la confiance dans l’espace public.
On a l’impression que, depuis quelques années, les citoyens et les décideurs politiques étaient plus conscients de l’importance d’un bon réseau de transport en commun dans les villes. Puis est arrivée cette pandémie. Comment les transports en commun vont-ils s’en sortir après tout ça?
Ils vont bien s’en sortir. Il n’y a pas d’autre choix. Les transports en commun sont l’avenir des villes. On ne sortira pas de cette crise en reprenant de plus belle le volant de nos voitures. La voiture n’est pas l’avenir de la ville, il n’y aura jamais assez d’argent pour faire plus de routes, jamais assez de places de stationnement, jamais assez de rues… Il n’y a tout simplement pas assez de villes pour que tout le monde puisse s’y rendre en voiture!
Il vous sera impossible d’éviter une congestion croissante. Au final, compter sur la voiture, c’est comme renégocier sans cesse les termes de sa propre capitulation.
En ce moment, en l’absence de circulation, les endroits où on pourrait créer sans délai des voies pour un service rapide par bus [SRB] sont mis au jour. Ce moyen de transport est tellement rapide et facile, il peut déplacer tellement de monde en peu de temps, c’est comme un métro en surface. Aujourd’hui, avec les rues vides, on voit ce qui est possible… Ce qu’on ne voyait pas parce que c’était caché par la circulation.
Il est beaucoup question de télétravail actuellement… Et on sent aussi que les gens cherchent à avoir plus d’espace. Quel est le risque qu’il y ait un nouvel exode vers la banlieue?
Il y aurait peut-être un peu de ça, mais ça fait des décennies qu’on prédit la mort des villes…
Les villes sont résilientes, elles sont toujours revenues en force. Mais justement, c’est pour ça qu’il faut offrir aux citadins l’espace approprié. Des espaces bien aménagés où les gens pourront aller travailler, faire leurs courses ou se détendre en toute sécurité. Je suis persuadée que l’avenir des villes est reluisant. Mais nous sommes à un moment charnière qui nous donne une occasion unique de réinventer nos rues à tous les niveaux.
Les villes qui vont s’en sortir le mieux sont celles qui vont permettre de ne pas avoir de voiture pour se déplacer. Celles qui vont offrir de l’espace. Tout ce qui incite les gens à marcher ou à prendre le vélo en ces temps de pandémie sera là après : ce sont des moyens de transport résilients, fiables et très abordables, qui nous permettent de garder une distance physique avec les autres.
C’était vrai avant la pandémie et ce sera vrai après. Les villes qui priorisent ces transports auront une longueur d’avance sur les autres dans ce nouvel ordre mondial.
Quelles villes vous inspirent en ce moment?
La ville de Milan, en Italie, qui était l’épicentre de la crise, nous montre ce qui est possible quand on pose les bons gestes. Elle nous fait une démonstration magistrale de ce qu’il faut faire pour ne pas revenir à ce qui ne fonctionnait pas avant la crise.
Faire des pistes cyclables et élargir des trottoirs du jour au lendemain, ce sont des stratégies accessibles à toutes les villes. Elles doivent profiter de cette crise pour faire les changements qu’elles voulaient faire. Le plan qui était prévu pour 2030 est maintenant celui de 2020!
Des villes comme Amsterdam ou Copenhague ont profité de la grande crise du pétrole dans les années 70 pour se transformer. On peut faire la même chose… Faire les changements nécessaires pour construire les villes qu’on veut vraiment avoir.
Il y a des kilomètres et des kilomètres de rues disponibles. Assez pour qu’on puisse y marcher et y pédaler de façon sécuritaire. Ces rues seront là pour nous au-delà de la pandémie. Parce que des rues qui sont bien conçues pour marcher, pour pédaler ou pour le transport en commun sont meilleures pour l’économie, et meilleures pour la planète.